Le groupe Worldline chercherait à se séparer de sa filiale, leader mondial des terminaux de paiement, qu’il vient pourtant de racheter. Une cession qui poserait des problèmes de souveraineté intellectuelle et qui inquiète les 600 salariés français.
Il y a des entreprises dont on utilise les produits chaque jour sans le savoir. Au resto, au supermarché, chez votre revendeur de vêtements préféré, il y a par exemple de fortes chances que vous utilisiez l’une des machines d’Ingenico. Une entreprise solide, avec des ingénieurs réputés, des brevets alléchants et un rendement assez bon. Le leader mondial des terminaux de paiements navigue pourtant dans des eaux agitées et pourrait être partiellement revendu, pour la deuxième fois en moins de neuf mois. Et de sérieux sujets sont sur la table : un volet social pour les 600 emplois français (4 000 à travers le monde) et un autre sur la souveraineté économique.
Vendredi, devant le siège de la maison mère, Wordline, boulevard de Grenelle (XVe arrondissement de Paris), six salariés d’Ingenico sortent tout juste d’un «webinaire», qui a permis de réfléchir à la situation. Ils font partie des 150 à 200 grévistes, à l’appel l’un des membres de l’intersyndicale (CGT, CFDT, CFTC, FO) cet après-midi, presque 30% des effectifs dans l’Hexagone. «On veut obtenir des garanties sociales, qui protégeront les emplois et les activités en France», explique Frédéric Nguyen, délégué syndical CGT.
Le danger, craignent-ils, c’est que des emplois soient supprimés sitôt la vente effective. Et au vu du pedigree des trois fonds d’investissement, dont ils disent avoir découvert les noms par la presse – Cerberus, Apollo et Platinum –, le futur de leurs postes n’est pas assuré. Ils veulent donc acter ces garanties sur papier.
«Stratégie de cession»
L’affaire peut surprendre. Ingenico, loin de souffrir économiquement, est valorisé à 2,5 milliards d’euros. A travers le monde, 70% des 30 plus grandes marques de la distribution et 300 000 commerçants utilisent ses terminaux. Et avec l’américain Verifone, ils se partagent 95% du marché mondial. Surtout, le timing est particulier. Le spécialiste du paiement Wordline – qui, malgré son nom, est un groupe français – a réalisé une OPA amicale sur l’entreprise en novembre. Avec pour but, officiellement, de devenir le premier acteur européen du paiement.
«La direction de Worldline nous a présenté leur projet, qui était ambitieux, et tout le monde y a adhéré», se rappelle pour Libération Emmanuel Farah, délégué CFTC d’Ingenico. Dans la foulée, commence une revue stratégique des activités de l’entreprise rachetée. Il s’agit pour Worldline, dit la direction, de voir qui fait quoi chez son nouveau joyau, de réfléchir à la manière d’intégrer les terminaux de paiements dans ses activités. «C’était plutôt une stratégie de cession, afin de nous vendre au plus offrant», assène Emmanuel Farah.
Pour les syndicats, «tous les signaux» montrent qu’une vente est en cours. Selon les Echos, trois offres de rachat ont d’ailleurs été transmises… dès le mois d’octobre, soit un mois avant que la prise de possession de Worldline ne soit effective. «Ils n’ont aucune raison de nous vendre, l’entreprise surperforme», fulmine un salarié, devant le siège de Grenelle.
Une vente qui devrait être partielle : les activités de services, qui sont le cœur de métier de Wordline, devraient rester dans le même giron mais les activités des terminaux en sortir. Cette dernière, selon une source interne, dégage beaucoup de marge contrairement à celle des transactions, qui, elle, nécessite donc beaucoup de volumes. Et pour le délégué CFTC, la stratégie est simple : «Wordline veut devenir à terme le leader mondial du paiement. Pour ça, il leur faut du cash pour grossir.» Et ce cash, c’est la vente d’Ingenico qui va le fournir. Worldline est par ailleurs très agressif, puisqu’elle a racheté la semaine dernière 80% de la branche de paiement de la filiale de BNP Paribas en Italie.
«Filière électronique française»
Cette histoire a un air de déjà-vu. En 2010, Ingenico, alors sous pavillon de Safran, était sur le point d’être revendu à Danaher, un fonds d’investissement américain. Mais Eric Besson, ministre de l’Economie à l’époque, avait bloqué la vente. L’Etat possédait 30% de Safran, bien plus qu’elle n’a aujourd’hui de parts, indirectement, chez Worldline – autour de 4% à 5%, chacun pour Bpifrance et la Caisse des dépôts et consignations. «L’Etat a pleinement conscience du caractère stratégique de cette entreprise, Ingenico, pour la filière électronique française, déclarait Besson après le refus de l’offre de Danaher par le conseil d’administration. L’Etat considère que c’est une entreprise essentielle pour la filière électronique française.» Les activités d’Ingenico ne sont-elles plus considérées comme «stratégiques» par le gouvernement actuel ? Sollicité par Libération, Bercy n’a pour l’instant pas répondu.
«On a l’impression de revivre la même histoire, soupire Emmanuel Farah. Un fonds américain risque de racheter cette pépite française, ce qui fait penser à un thème qui est très porteur depuis quelques mois puisque Bruno Le Maire fait de beaux discours sur la souveraineté économique, les relocalisations… Il a sous son nez un cas concret, et il ne ferait rien ?» Frédéric Nguyen, de la CGT, poursuit : «La souveraineté sur le paiement est un point clé. Dans notre pays, on n’a déjà plus de conception de téléphonie, de télévision… Est-ce que c’est une volonté de faire disparaître définitivement la nouvelle technologie en France ?»
Les syndicats disent malgré tout vouloir laisser cette question de souveraineté «aux politiciens». Pour eux, l’urgence, c’est le volet social. S’assurer auprès de Worldline que des garanties seront signées en cas de vente, afin d’éviter des suppressions de postes ou des délocalisations. Neuf salariés du service finance ont par exemple été récemment éjectés, par rupture conventionnelle, explique une source syndicale, et leur activité délocalisée en Roumanie. «Il y en a ras le bol des sociétés françaises qui sont rachetées et qui suppriment les emplois dans notre pays, s’énerve Frédéric Nguyen, de la CGT Ingenico. Il faut arrêter de parler de fatalité.» Lundi après-midi, les salariés d’Ingenico France devraient de nouveau être en grève.